Eaux souterraines et projets d’infrastructure : de la contrainte à la ressource

Le 22 mars 2023 s’ouvre à New York la Conférence des Nations Unies sur l’eau, dans un état d’urgence sans précédent. Cet événement n’est que le deuxième organisé sur ce thème par l’institution internationale depuis la fin des années 1970. Critique, la période l’est à plusieurs égards et il n’est pas nécessaire d’être un expert pour s’en rendre compte : le changement climatique fait peser une tension chaque année plus importante sur les ressources en eau. On parle de « stress hydrique ». En ce début d’année 2023, l’Europe est touchée par un épisode de sécheresse très inquiétant. En février 2023, la France a connu sa plus longue période sans pluie jamais enregistrée1 pour un hiver, quelques mois à peine après un été marqué par des épisodes de sécheresse d’une intensité inégalée. Un défi de taille, qui amène à se tourner de plus en plus vers une ressource aussi mal comprise qu’essentielle : les eaux souterraines.

Gruta do Lago Azul- Brésil

L’insécurité vis-à-vis des ressources en eau touche aujourd’hui plus de 2 milliards de personnes selon les Nations Unies2 . Si nos modes de vie restent à l’identique, cela pourrait en concerner 6 milliards dans les décennies à venir3 . De plus, la consommation d’eau a augmenté de 600 % sur le dernier siècle, deux fois plus vite que la population4 .

Au-delà de la consommation humaine, les eaux souterraines remplissent des fonctions cruciales pour les écosystèmes, en soutenant les habitats humides de surface. Ces environnements fournissent un habitat critique pour une large gamme d’espèces végétales et animales. Ils jouent aussi un rôle important dans le maintien de la qualité de l’eau, en filtrant les polluants et en minimisant les effets de l’artificialisation5 des sols et d’autres activités humaines. Ils sont enfin essentiels à la résilience au changement climatique, en agissant comme des éponges naturelles.

Dans le contexte de projets d’infrastructure, les eaux souterraines ont souvent été considérées par les ingénieurs comme une contrainte géotechnique à prendre en compte lors de la conception et de la réalisation des travaux souterrains. Cependant, ces eaux sont avant tout des ressources vitales à protéger. Par conséquent, l’intégration de la dimension hydrogéologique est de plus en plus sollicitée dès les phases amont des projets, afin d’identifier et de quantifier les risques et contribuer à assurer la durabilité des projets à long terme.

1 Sécheresse : 32 jours sans pluie en France, record battu | Météo-France
2 Organisation des Nations Unies, Rapport mondial des Nations Unies sur la mise en valeur des ressources en eau 2021 : la valeur de l’eau. UNESCO, Paris.
3 World Economic Forum
4 Water.org (https://fr.weforum.org)

5Transformation d’un sol naturel par des actions de l’urbanisation et de l’expansion des infrastructures, pouvant entraîner son imperméabilisation totale ou partielle.

Une ressource rare et qui se raréfie

Pourquoi, sur une planète recouverte à 70 % d’eau, des dizaines de milliers de personnes doivent-elles encore vivre avec moins de 5 litres par jour ? Si l’eau-substance est bien omniprésente, l’eau-ressource, un bien économique exploitable, est, elle, bien plus rare !

Sur le volume total d’eau présent sur Terre, l’eau douce ne représente que 2,5 %, et nous ne pouvons en utiliser que moins de 0,4 %. Le reste nous est inaccessible, soit gelé, soit trop profondément enfoui dans les sols. Les aquifères (réservoirs d’eaux souterraines) stockent en effet 97 % de toute l’eau douce disponible sur Terre.

Source du Lez – France

L’irrégularité dans la distribution spatiale ou temporelle des ressources en eau rend leur accès difficile et coûteux pour un grand nombre de personnes. Ce problème de disponibilité en eau a, de plus, été fortement aggravé par les phénomènes de contamination de l’eau, qui ont connu une croissance alarmante ces dernières décennies, en particulier dans les grandes métropoles.

La rareté de l’eau est également amplifiée par deux facteurs : des modèles économiques basés sur une consommation effrénée des ressources naturelles, et les impacts croissants du changement climatique sur le cycle de l’eau.

En effet, l‘augmentation de la population et de l’intensification des productions industrielle et agricole implique une demande croissante et entraîne une surexploitation des ressources naturelles disponibles, d’où la diminution des réserves d’eau douce dans de nombreuses régions du monde. La surexploitation des nappes phréatiques au-delà de leur capacité de recharge naturelle entraîne des conséquences à court, moyen et long terme sur les niveaux d’eau souterraine, en favorisant l’intrusion d’eau saline dans les zones côtières ainsi que la subsidence des sols6 , ce qui peut affecter les bâtiments et les infrastructures.

Le stress hydrique en surface et les sécheresses de plus en plus intenses font porter un lourd tribut aux eaux souterraines qui se retrouvent de plus en plus sollicitées, alors même que leur capacité de rechargement est mise à mal par les mêmes phénomènes climatiques.

6La subsidence est un lent affaissement de la surface de la croûte terrestre.

Les effets du changement climatique sur le cycle de l’eau et les solutions de résilience basées sur la nature

La demande croissante en ressources en eau et les défis environnementaux découlant du changement climatique nécessitent une adaptabilité de tous les secteurs économiques. Pour l’ingénierie, cette nécessité se double d’une injonction à trouver des solutions innovantes permettant l’exécution de nos projets de manière durable.

Dans ce contexte, plusieurs facteurs se croisent et s’alimentent pour amplifier les effets en chaîne du changement climatique sur la ressource et le cycle de l’eau, on peut citer :

  • Des précipitations plus intenses et plus rares, et donc moins efficaces pour le rechargement effectif des nappes phréatiques ;
  • Les hausses des températures provoquent l’assèchement des sols, mettent en péril les réserves d’eau disponibles pour la vie des végétaux (l’eau verte) et accentuent l’évaporation et le ruissellement au détriment du réapprovisionnement des aquifères. Cette « eau verte » constitue d’ailleurs l’une des limites planétaires considérées comme franchies7 ;
  • L’augmentation des taux de ruissellement au détriment de la recharge des aquifères, qui favorise la récurrence des inondations et leurs conséquences catastrophiques. Trois quarts des désastres environnementaux récents sont liés à l’eau, ce qui représente quelque 700 milliards de dollars en pertes économiques sur les 20 dernières années.

Comprendre le fonctionnement et suivre l’état des systèmes d’eaux souterraines est indispensable si l’on veut pouvoir protéger les milieux aquatiques (zones humides, sources, mares et autres types de cours d’eau de surface alimentés par l’eau souterraine). La réhabilitation de ces environnements humides est la pierre angulaire de la résilience climatique et le fondement d’une ingénierie de solutions basées sur la nature. En exploitant le pouvoir de stockage – pas seulement de l’eau car ces sont également des puits de carbone importants – et d’épuration des processus naturels des écosystèmes, ces solutions peuvent aider à restaurer et à protéger des composantes vitales du cycle de l’eau, telles que la filtration et la purification et le stockage de l’eau souterraine, tout en préservant les écosystèmes et les habitats naturels.

De plus, ces solutions sont susceptibles de générer une chaîne d’incidences positives, telles que la réduction des risques d’inondations et d’érosion des sols, l’amélioration de la qualité de l’eau et la préservation de la biodiversité.

Gruta da Pratinha – Brésil

7Wang-Erlandsson, L., Tobian, A., van der Ent, R.J. et al. A planetary boundary for green water. Nat Rev Earth Environ 3, 380–392 (2022). https://doi.org/10.1038/s43017-022-00287-8

Contrainte ET ressource

Dans le cadre des projets d’infrastructure, l’eau souterraine est une contrainte bien connue, et pas seulement des hydrogéologues. Elle est un risque essentiel à prendre en compte dès la phase d’avant-projet. Mais ce risque a deux facettes : le risque des eaux sur le chantier, et le risque que fait courir le chantier à la ressource en eau.

L’approche de l’eau souterraine comme une contrainte fait pleinement partie des risques géotechniques. Elle fait l’objet de bien des attentions car elle peut entraîner une liquéfaction des sols, être à l’origine d’inondations en sous-sol, provoquer le glissement des terrains, le tassement des sols en cas de surpompage ou encourager des phénomènes d’érosion régressive, entre autres.

Mais, dans une approche vertueuse et durable des opérations d’infrastructure, l’eau souterraine doit dans le même temps être considérée comme une ressource à préserver. J’insiste sur la temporalité de cette prise en compte qui, pour être efficace, doit être intégrée le plus en amont possible dans la gestion des projets. Les travaux souterrains (excavations, insertions de structures enterrées, drainage de nappes, etc.) peuvent impacter les eaux souterraines de manière temporaire ou permanente, et plusieurs façons :

  • Par un effet barrage, en créant des barrières et des obstacles à leur écoulement naturel ;
  • Par le rabattement de nappes, par gravité ou par pompage pour l’assèchement des terrains, pouvant affecter la direction d’écoulement, les niveaux des eaux souterraines, et donc leur fonction de soutien aux écosystèmes de surface ;
  • Par la création de chemins pour l’infiltration de la pollution de surface vers les nappes profondes.

La prise en compte de la préservation des eaux souterraines est aujourd’hui ciblée par les obligations réglementaires découlant des lois sur l’eau. Le cadre réglementaire dépend fortement du pays mais certains principes sont immuables : une approche fondée sur la gestion des risques et le principe de précaution, une évaluation et la proposition de mesures d’atténuation de l’impact tout au long du projet, une stricte conformité réglementaire, l’adoption de bonnes pratiques, et, de plus en plus, un objectif de restauration des eaux souterraines et des espaces naturels qui en dépendent. Surtout dans des zones déjà urbanisées, les projets d’infrastructures deviennent ainsi l’occasion de “réparer” les dommages causés par le passé aux écosystèmes. En mettant en œuvre, depuis la conception, une bonne gestion des eaux pluviales, une renaturation des espaces verts et la création de corridors écologiques, la restauration/création de mares et zones humides en ciblant des zones à tendance naturelle à débordement de nappe, etc. Dans de nombreux projets, la dimension de préservation de la ressource et de restauration des services écosystémiques est déjà partie intégrante du cahier de charges, comme l’a montré l’exemple du projet High Speed 28 au Royaume-Uni.

Le travail le plus essentiel d’un hydrogéologue est de caractériser la ressource. Connaître cet élément invisible pour le prendre en compte est au cœur de ses missions. C’est un objectif qui fait écho à celui mis en avant par l’ONU dans ses recommandations pour une meilleure prise en compte des eaux souterraines : connaître pour permettre de préserver9 . Associé à l’amont du projet, l’hydrogéologue va pouvoir contribuer à penser les opérations dans le sens de la résilience des écosystèmes en travaillant sur les deux volets risques/ressources et ainsi sécuriser le projet et les milieux naturels.

En proposant des modèles conceptuels et numériques basés sur des données ad hoc, l’hydrogéologue rend visible l’invisible et permet d’anticiper le comportement des aquifères et leur réaction dans le temps. Mais dans le cadre de projets d’infrastructure ses missions ne se cantonnent pas à la modélisation : l’hydrogéologue, en plus de réaliser les dossiers réglementaires relatifs aux lois sur l’eau, conçoit les modalités de réduction de l’impact des opérations et celles liées à la restauration de milieux naturels. Trames vertes et bleues10, corridors écologiques, zones humides, il travaille en partenariat avec d’autres professionnels pour les aider à concevoir et restaurer des écosystèmes aquatiques.

8 https://www.systra.com/projects/ligne-a-grande-vitesse-hs2/

9 Rapport mondial des Nations Unies sur la mise en valeur des ressources en eau 2022 : Eaux souterraines : rendre visible l’invisible. UNESCO, Paris

10 La trame verte et bleue (TVB) est une démarche qui vise à maintenir et à reconstituer un réseau d’échanges pour que les espèces animales et végétales puissent, comme l’homme, circuler, s’alimenter, se reproduire, se reposer, etc., et assurer ainsi leur cycle de vie. La trame verte et bleue porte l’ambition d’inscrire la préservation de la biodiversité dans les décisions d’aménagement du territoire, contribuant à l’amélioration du cadre de vie et à l’attractivité résidentielle et touristique.

Exemples de modélisations hydrogéologiques 3D et 2D

Chez SYSTRA, ce champ d’expertise est considéré le plus en amont possible des projets. Notre équipe dédiée intervient sur toutes les dimensions, de la caractérisation des aquifères à la modélisation des nappes, jusqu’aux interactions avec les écosystèmes en surface, en fournissant un appui technique salutaire aux équipes de conception et une assistance règlementaire lors de l’instruction des projets auprès des autorités de régulation. À la croisée d’une bonne maîtrise des risques et d’une gestion durable des chantiers, l’hydrogéologie est un savoir-faire précieux qui donne un supplément d’utilité à nos opérations, à utiliser sans modération.

*Crédits photos -Gruta do Lago Azul- Brésil et Gruta da Pratinha – Brésil – Frédéric Bizet

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